Il existe bien des moyens pour exprimer les choses. Pour moi, l’expression passe par le dessin ; dessiner ce que forge mon esprit représente tout pour moi.
Quand je dessine, je n’exprime jamais mes émotions au hasard. Je prends soin de choisir un thème pour incarner ce que je ressens et exprimer mes émotions sous des formes concrètes. Je fais également des calculs élaborés afin d’exprimer ces formes de la même manière qu’un architecte dessine des plans, qu’un photographe imagine sa composition ou qu’un romancier élabore ses personnages et le contexte de son histoire.
La plupart de mes précédentes œuvres basées sur des thèmes littéraires utilisaient des poèmes en anglais. Il y a une raison pour laquelle j’évite volontairement ma langue maternelle. Le japonais est une langue délicate et soignée et, étant moi-même japonaise, il est d’autant plus difficile de trouver aux mots que je lis un autre sens que celui qui leur est généralement admis, ce qui ne laisse aucune place à mon imagination. En revanche, je ne peux lire les langues étrangères que de manière maladroite, tout au mieux, et c’est ce manque de compréhension qui, selon moi, laisse à mon esprit une confortable marge de manœuvre pour permettre à mon imagination de s’exprimer profondément, même si cela peut paraître tout à fait subjectif.
Je suis convaincue que la profondeur et l’étendue de l’imagination sont le souffle de vie de l’art.
Le Dit du Genji, une œuvre majeure de la littérature japonaise, a été écrit il y a plus de mille ans. Le japonais de l’époque apparaît comme une langue étrangère pour les Japonais d’aujourd’hui, et cette histoire est pour moi une œuvre littéraire qui laisse une grande place à l’imagination.
En outre, il y a deux choses que je tenais particulièrement à savoir concernant le Dit du Genji. La première est le but pour lequel Murasaki Shikibu, dame de la cour du Xe et XIe siècles, a écrit ce long récit. Et la deuxième est la raison pour laquelle de nombreuses artistes japonaises réputées se sont impliquées dans cette histoire et ce qui les a fascinées.
Mes précédentes créations ont généralement été initiées par mes émotions vis-à-vis de quelque chose qui m’inspirait et celles-ci m’ont servi de thème. Avec le Dit du Genji, quand j’y repense, c’était l’inverse. J’ai plongé dans l’histoire comme une exploratrice, en me demandant ce qu’elle avait de si intrigant.
Tout d’abord, j’ai été impressionnée par la profondeur et l’envergure de la culture et de l’éducation de Murasaki Shikibu. Sans aucun doute, cette femme, qui a vécu il y a plus de mille ans, a fait un effort prodigieux pour acquérir un niveau de connaissances égalant ou surpassant celui de ses contemporains masculins. Dans son récit présentant les hommes et les femmes de la cour impériale, elle décrit les événements japonais au fil des saisons ainsi que la vie des gens, tout en y apportant généreusement des extraits de ses abondantes connaissances.
J’ai tenu à dépeindre dans mon œuvre diverses choses servant à embellir l’histoire, plutôt que de me restreindre au déroulement du récit lui-même.
Tenter d’apprécier cette histoire en la visualisant sur d’anciens rouleaux de peinture n’est pas une tâche aisée. Identifier les différentes scènes est plus difficile qu’on pourrait le croire, à moins d’être exceptionnellement bien cultivé.
Je n’avais jamais été aussi consciente du potentiel de l’expression abstraite avant cette opportunité. Donner forme à une longue histoire composée de pas moins de 54 chapitres, comme si on y insérait des illustrations, s’est avéré être un procédé extrêmement plaisant et amusant, contrairement à ce que j’aurais pu penser.
En tant que créatrice, réfléchir au sens de la vie et trouver une philosophie immuable dans une histoire est un immense plaisir qui me procure de l’énergie pour artiste. Voici un extrait des paroles du sage apparaissant dans le chapitre 53 Tenarai (Apprentissage de l’écriture) : « La vie humaine est assez courte comme elle est, et nous devons respecter ce qui reste, même si ce n’est qu’un jour oudeux… » J’ai également été très impressionnée par la philosophie encore plus profonde qu’exprime l’écrivaine, juste avant le dernier chapitre.
Tout au long de l’œuvre, j’ai ressenti, en tant que créatrice, une intense empathie pour Murasaki Shikibu. Écrire une histoire – ou bien l’acte d’écrire lui-même – était probablement son objectif. Après tout, la création elle-même est un délice et une raison d’être pour tout créateur.
Pour conclure, je tiens à dire qu’avoir choisi le Dit du Genji comme thème de mon travail a été un tournant majeur dans ma vie. Le fait que cette œuvre, que l’on dit être le premier long roman au monde, ait été écrit par une femme japonaise, Murasaki Shikibu, me rend extrêmement fière en tant que compatriote japonaise.
Mizuho Koyama
7 mars 2020